Le dernier Adieu

« Elle avait un blouson, trois fois trop grand pour elle, un pantalon qui n'pouvait pas vivre sans bretelles… »

La chanson de Patrick Bruel à fond dans ma chaîne stéréo, je m’époumone en imaginant partager la scène avec le beau chanteur. En plus, il a même un morceau qui porte mon nom ! Maman me laisse faire, elle connaît ma passion pour la chanson.

Je m’appelle Lola, j’ai 9 ans. Je suis fille unique et je suis souvent seule à la maison, avec Maman. Papa est là aussi, mais seulement du samedi soir au mercredi matin. Le reste du temps, il est en déplacement pour son travail. Enfin, c’est ce qu’il nous dit. Et moi, je le crois.


On habite une petite maison, avec un petit jardin. C’est chouette pour jouer dehors ! C’est moins chouette quand Papa ronfle, car je l’entends carrément et ça m’empêche de dormir !

Je suis en CM1 dans une école privée. Maman y fait la surveillance de la cantine et l'étude du soir. Ça me fait bizarre, surtout quand elle m'appelle pour que je ferme mon anorak ! La honte ! Mais bon, c’est comme ça.

Je n’ai pas d’amis. Je ne comprends pas pourquoi. Les autres disent que je suis grosse, que mon visage de profil ressemble à un sabot, et qu’en plus je suis une intello… Pourquoi c'est mal d’aimer l’école et d’aimer bien travailler ? Je comprendrai plus tard, peut-être… ou pas. Et puis pour mon physique, je ne peux rien y faire. Un jour, j’ai demandé à Maman si en grandissant mon visage allait changer, car je me trouvais moche… Mais bon, je suis comme je suis… Et les enfants entre eux sont méchants.


Dans ma vie, il y a aussi Papy et Mamie Verdier (les parents de Maman), et Papy et Mamie Montand (les parents de Papa). Je les aime tous les quatre, mais je suis beaucoup plus proche de Papy et Mamie Verdier. Surtout de Papy. Je l’adore ! C’est comme un Papa, mais en plus vieux et surtout en mieux ! On joue ensemble, il m’apprend plein de trucs, me fait des blagues au téléphone… Il est génial mon Papy Laurent ! Mamie Marie-Anne, c’est différent. Elle est très gentille, mais un peu étouffante… et elle n’aime pas trop jouer ou bouger. Elle, ce qu’elle aime, c’est faire le ménage et bronzer ! Quelle idée ! Et elle me fait beaucoup de cadeaux, parfois c'est même trop !

Papy et Mamie Montand, on les voit beaucoup moins et c’est moins chaleureux. Je crois que Papa ne tient pas spécialement à y aller. Ils sont peut-être fâchés ? Papy Georges marche avec des cannes. Papa et Maman m’ont expliqué qu’il a perdu son pied et son autre jambe pendant la guerre. Il était résistant. Je ne comprends pas bien ce que cela veut dire, mais ça devait être drôlement dangereux !Mamie Renée était maîtresse d’école et tous les deux, aujourd’hui ils font du miel. Miam ! Et à chaque fois qu'on y va, Mamie me fait des frites. Je crois qu’elle sait que j’adore ça et qu’elle veut me faire plaisir.

J’ai aussi un demi-frère, Jean-Christophe, d’un premier mariage de Papa. Il est déjà adulte, lui ! Je l’admire beaucoup mais... je ne le vois jamais. Il vient très peu nous voir. Je crois que Papa et lui ne s’entendent pas très bien, et que Jean-Christophe, tout adulte qu’il soit, il fait pas mal de bêtises.


Du haut de mes 9 ans, je crois que je comprends déjà des trucs. Sur les histoires des adultes, je veux dire. En vrai, je ne sais pas si je les comprends, mais en tout cas, je les ressens et je crois que je devine certaines choses…

Enfin aujourd’hui, je comprends surtout qu’on est mercredi et que Papa ne reviendra pas avant samedi soir. Et ça me rend triste. Dans mon lit, je suis déjà réveillée, même s’il n’y a pas école, et je l’entends qui prend sa douche. Je m’inquiète ; j'ai peur qu’il oublie de venir me réveiller pour prendre le petit déjeuner ensemble. C’est notre rituel de la semaine. Alors pour qu’il se rappelle que je suis là, je toussote, je me mouche. Je montre ma présence.

Au bout d’un temps qui me paraît interminable (mais en vrai c’est peut-être 5 ou 10 minutes, je ne sais pas trop), Papa ouvre enfin la porte et vient me faire un bisou. Il pique et il sent l'eau de cologne.

— Tu viens déjeuner, chérie ? Après je pars, je n’ai pas beaucoup de temps.

— Oui, Papa, j’arrive !


Mercredi après-midi… Je m’ennuie… C’est pas toujours facile d’être la seule enfant. Maman joue des fois avec moi, mais elle ne peut pas tout le temps, elle a une maison à faire tourner ! Et puis ce n'est pas pareil. Mais c'est déjà bien.


***

On est un samedi parmi tant d’autres, en fin de journée. Je regarde l’heure ; je sais que Papa va bientôt rentrer et j’ai si hâte ! Il me manque vraiment beaucoup, même si je ne m’en rends pas forcément compte.

Aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi, il me tarde encore plus que d’habitude de le retrouver. Alors pour la première fois, je prends le tabouret de la cuisine, celui qui est en formica blanc avec les pieds en métal. Je le positionne au bout du jardin ; je grimpe, m’appuie au portail en bois. Tiens, la peinture blanche s'écaille un peu. Et je guette. J’attends. J'attends mon Papa. Je rêve tant de voir le nez de sa voiture apparaître au bout de la rue...


***

Les années ont passé. Quand je repense à cette petite fille aux aguets de son Papa, dans le doute autant que dans l'urgence d'être aimée, je ressens de la pitié et de la tristesse. Je me dis qu’aucun enfant ne devrait ressentir un tel manque, une telle détresse. Car finalement, le mot n’est pas si fort. Je crois bien que c’est de cela dont il s’agissait.


Je m’appelle Lola et j’ai 37 ans. Cela fait une vingtaine d’années que je n’ai ni revu ni reparlé à mon Père. C’est souvent dur, culpabilisant. Mais la plupart du temps, je vis. Surtout depuis 4 ans. Car quand j'ai rencontré mon mari, Anthony, j'ai arrêté de survivre. Il a permis au vrai Moi de se révéler. Avec ses forces et ses faiblesses. Il m’accepte telle que je suis. Il ne juge pas mes décisions, présentes ou passées.


Nous sommes le 29 août 2017 lorsque mon téléphone professionnel sonne. Je ne reconnais pas le numéro ; c'est peut-être un nouveau client, ou un prestataire.


— Madame Lola Pastor ?

— Oui ? C’est de la part ?

— Je suis Maître Donatien de l’office notarial de Saint-Germain-en-Laye. Je vous appelle concernant la succession de Louis Montand, votre père.

J'ai chaud. J'ai peur. J'ai envie de vomir. Une boule de ciment s'est encollée dans mon plexus dès que j'ai entendu « office notarial ». Car tout de suite, j'ai su. J'ai deviné. Mon Père est parti et il ne reviendra pas. Il était né un 29 août. Quelle ironie du sort... ou un message de l'au-delà ? Quoi qu'il en soit, il a emporté avec lui mes espoirs de réconciliation et mes questions… C'est fini. Je ne le reverrai plus. Jamais. Aucun son ne sort de ma bouche, à part celui de ma respiration, saccadée. Uppercutée.

— Oh pardon, peut-être n’étiez-vous pas au courant de son décès ?

— Non, pas du tout… Je ne savais pas, personne ne m'a prévenue… Quand est-il décédé, s'il vous plaît?

— En juin, Madame, le 19.

— En juin ? Mais ça fait deux mois !

Je suis estomaquée. Deux mois que mon Père s'est éteint, sans que je le sache. Sans que je puisse lui dire au revoir. On m'a volé mes adieux. Au choc, à la peine, s’amoncellent le rejet, l'abandon. Encore.

— Je suis désolée, mais je vais devoir raccrocher, je ne peux pas vous parler tout de suite. Pouvez-vous me rappeler d’ici quelques minutes ?

— Oui bien sûr, sans aucun problème. Je vous présente toutes mes condoléances.

— Oui. Merci.


Je pleure. Je ne peux pas m'arrêter de pleurer. Je n’en reviens pas ; je n’arrive pas à réaliser. Je n’ai plus de Papa. Il est parti, sans me dire au revoir. Le scénario que j’avais tant craint étant petite est arrivé ; il est parti sans me parler, ni m’embrasser. Il m'a abandonnée.

Même si je n'ai pas revu mon Père depuis de très nombreuses années, le choc et la douleur sont indescriptibles. On ne cesse pas d'aimer les gens parce qu'on est brouillés, parce qu'on ne se parle plus. Ne dit-on pas que le cœur à ses raisons que la raison ignore ? Eh bien, n'en déplaisent aux donneurs de leçons, c'est aussi vrai pour l'amour filial.


***


Les jours passent. Difficiles à vivre. Difficiles à dormir. Difficiles à respirer. La petite fille en moi, blessée, retrousse ses manches pour recueillir le maximum d’informations. Un fardeau de plus à ma peine. Papa est décédé d’un arrêt cardiaque, chez lui. Je n’en saurai pas plus. Son corps a reposé une semaine dans un funérarium à 15 minutes de chez moi, avant d’être enterré près de Paris. Je suis anéantie. Je pleure beaucoup, encore. Jusqu’à la fin, il aura été esclave de son orgueil : ni Jean-Christophe ni moi n’étions désirés pour la cérémonie, d'après sa dernière femme.


***


Un matin, Anthony prend le volant. Il m’emmène sur la tombe de mon Père. J'avais malgré tout envie, ou besoin, d'y déposer une fleur. Pour ajouter au glauque, impossible de trouver l'emplacement. Il n’y a pas encore de stèle, donc pas d’inscription. Sur place, j’ai dû rappeler l'adorable préposée de la mairie, qui m’a guidée par téléphone à travers les allées du cimetière. Et c’est là, assise à même le ciment de sa tombe, que j'ai parlé à mon Papa pour lui dire au revoir.


— Coucou Papa, c’est moi.

Au début, les mots ont du mal à sortir. Je souffre de l'imaginer gisant sous cette pierre inerte, froide. Et puis j'y arrive. Je lui parle à voix basse.

— Je t'ai retrouvé, j'en avais besoin. Où que tu sois à présent, j'espère que tu es bien. Que tu as enfin trouvé la paix, le repos. Je te pardonne, tu sais. Je te demande aussi pardon, je ne pouvais plus rester, c'était devenu trop difficile. Mais tu sais, tu m’as beaucoup manqué. Et malgré tout ce qui s’est passé, je t’ai toujours aimé.

J'ai du mal à croire ce que je vis. Je me tais un moment, lui redis dans ma tête ce que j'ai déjà prononcé dans un murmure. Je regretterai toujours de ne pas avoir pu te dire au revoir. Je regretterai toujours de ne pas t’avoir serré dans mes bras. Je regretterai toujours que nos relations père-fille aient été si compliquées. Tu me manques, comme tu m’as toujours manqué.

Puis je sens qu'il est temps. Temps pour le dernier adieu.

— Au revoir, Papa.

Je dépose un baiser sur ma main, avant de laisser celle-ci s'échouer sur la stèle sans vie. Lentement, je me relève et rejoins Anthony au bout de l'allée. Il me serre dans ses bras. C'est dans un souffle de vie que je lui dis :

— On peut y aller, chéri.

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Aude Tichand - Auteure

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